Nous n’avons pas de visages, seulement des
yeux.
Des yeux immenses,
étalés comme des lacs.
Et dans nos yeux,
des feuillages en frissons d’or, des loups, des oiseaux en flèches, des nuages.
Vous n’avez que
des visages.
Vos yeux, vous les
avez étouffés depuis longtemps dessous la chair fardée de vos visages.
Nous sommes faibles.
Vous êtes puissants.
Vous nous avez pris la parole et vous nous
avez laissé le silence. C’est par inadvertance que vous nous l’avez laissé,
comme tout ce que vous nous avez laissé – le rêve, le rire, l’enfance, le printemps :
tout ce qui pour vous ne compte pas. Tout ce qui pour vous ne se compte pas.
Car vous aimez ce
qui se compte comme se compte l’argent, qui chez vous est roi. Vous avez remis vos
âmes entre les mains d’un roi au cœur de métal, aux mains de papier.
Ce roi incapable d’amour
méprise les pauvres, les rêveurs et les amoureux. Il donne pour ses enfants
avides de sinistres fêtes où les musiques cognent comme des coups de marteau,
où le champagne coule à flots sans avoir de goût ni d’éclat.
Vous festoyez sans joie, pendant que nous
pleurons.
Vous n’avez pas de cœurs, seulement des
corps que vous rasez, lissez, grimez afin qu’ils ne ressemblent plus à des
corps mais à de simples instruments auxquels vous infligez des plaisirs que
vous ne goûtez plus.
Nous n’avons pas de corps, seulement des cœurs,
et quand chez nous les bouches des amants se confondent, que leur jambes s’emmêlent,
que leur ventres s’épousent, je vous le dis, ce sont nos cœurs qui fondent en
un seul cœur géant.
Qui fondent
lentement, très lentement.
Car la lenteur
vous nous l’avez laissée. Et le dépouillement. Et la simplicité de la terre, de
l’herbe, de l’eau. Et les fleurs, et la brise des saisons toute chargée de
parfums.
Vous, vous aimez ce qui va vite, ce qui se
faufile sans aspérité, ce qui n’a pas d’odeur, ce qui est sournois, riche et
compliqué. Vous aimez vos trains grande vitesse, vos téléphones 4G, vos
télévisions 42 chaînes, vos ordinateurs aux milles lucarnes virtuelles.
Vous détestez tout ce qui est petit, tout ce
qui est blessé, écorché, tout ce qui tremble, tout ce qui chancelle, tout ce qui
brûle :
Je vous le dis, en
vérité c’est la vie que vous détestez –la vie qui est par essence petite,
blessée, écorchée, tremblante, chancelante. Et brûlante.
Vous détestez tout ce que nous aimons, tout
ce qui nous a été donné d’aimer, tout ce que par essence nous sommes.
Vous
méprisez la vérité.
Vous cultivez l’hypocrisie,
qui vous permet de vous saluer en vous haïssant, de vous entre-tuer sans en
avoir l’air, de regarder en chien de faïence ceux que vous dépouillez, de pourrir
le monde en affirmant le contraire, de faire couler le sang en gardant les
mains blanches.
La guerre sévit, la terre tremble, le ciel s’obscurcit.
Ce n’est que le
début de l’agonie du monde.
Bientôt vous viendrez dans nos maisons pour
nous tuer.
Nous vous aurons
préparé une tasse de café, que vous ne boirez pas.
Car vous êtes nos
frères. Mais vous ne prendrez pas la peine de venir nous tuer de vos mains.
Vous aurez insufflé le poison mortel dans la
nourriture que vous nous donnerez à manger, dans l’eau que vous nous donnerez
à boire, dans l’air que vous nous donnerez à respirer et dans les gadgets que
vous nous donnerez pour tenter de nous pervertir.
Nous mourrons sans un regard de pitié de
votre part.
Et vous mourrez aussi de vos propres agissements,
je vous le dis, en vérité.
Eh bien soit, tuez donc, anéantissez,
réduisez, il est sans doute dans l’ordre du monde qu’il en soit ainsi. Nous ne
saurions vous empêcher d’aller au bout de votre tâche ingrate et qui sans doute est inéluctable.
Quand vous aurez fini votre travail, qu’il
ne restera plus qu’une poignée des vôtres et tout aussi peu des nôtres, que le
monde sera réduit à la nuit noire et au chaos, alors, peut-être, la lumière reparaîtra.
Alors, peut-être, nous saurons vivre et goûter à la
paix. Ensemble.
Tous droits réservés: Héloïse Combes, 8 mars 2014.
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