" Cher Georges Brassens,
Dans le salon de ma petite maison de Gargilesse, il y a cette grande photo de vous. Quand j'arrive vous me souriez. Vous êtes assis quelque part à l'extérieur, un sécateur à la main. Vous me regardez, avec ce léger strabisme. Je vous regarde -le strabisme, j'ai le même...-, je vous souris, et ça me rend heureuse, de vous voir.
La photo, je l'ai achetée à Sète, dans le petit musée qui vous est consacré. La visite du musée ne m'a pas appris grand chose, votre vie, vos chansons, je les connaissais déjà par cœur, mais j'ai aimé la dernière salle, on vous voit chanter la Supplique pour être enterré à la plage de Sète, aussi grand que nature, debout devant les vagues. Comme j'étais seule dans la salle avec mon amoureux, je me suis assise face à vous et j'ai chanté aussi.
C'est surtout en sortant que je vous ai retrouvé. Le ciel était bleu ce jour-là, et entre les immeubles, une ligne d'un bleu plus sombre, presque indigo, soulignait l'horizon : un étang. Vous étiez là, avec le soleil qui brillait, avec les mouettes qui tournoyaient, avec la brise chargée de relents iodés et d'odeurs de poisson frit, avec les grands pins parasols dont les houppiers moutonnaient sur l'azur comme des nuages verts. Avec mon amoureux, bras dessus, bras dessous, on a été se baigner, on s'est allongés sur les galets chauds, on a regardé les voiliers au loin, et on a été boire un verre au bar de la Marine, légers, rieurs, comme les amoureux de vos chansons.
Je vous aime pour votre voix rocailleuse et ce petit défaut de langue qui passe comme un souffle sous les nuages, comme un reste d'enfance indécrottable dans la voix mâle.
Je vous aime pour votre bonne tête, pour votre regard franc, pour cet air un peu bourru que vous avez, cet air d'être là où vous êtes tel que vous êtes et puis c'est tout, non encombré de convenances et de chichis.
Je vous aime pour votre bonté, pour votre liberté, pour ce juste équilibre trouvé entre les deux, car si vous ne renoncez jamais à vos idéaux, à votre indépendance, par bonté pour autrui, par ailleurs jamais vous ne sauriez être méchant, méprisant ou aigri au nom d'un idéal. Même ceux que vous critiquez avec délectation -les flics, les curés, le bon Dieu, et tous ces « braves gens » qui vous compliquent la vie-, dans le fond, vous ne sauriez les haïr. Vous vous moquez d'eux, de même vous vous moquez de vous, c'est de bonne guerre, c'est bon de rire, et c'est sans conséquence. Sûre même que si l'un d'entre eux est venu frapper à votre porte, tel l'auvergnat, vous l'avez invité à votre table, car votre cœur ne connaît pas la haine, votre cœur est bon comme du pain, chaud comme un soleil, simple comme celui des animaux que vous aimez tant -chats, chiens, la cane de Jeanne, le petit cheval blanc, et tous les volatiles, et tous les mammifères de toutes les espèces...
Au voleur venu vous cambrioler, vous offrez une chanson. Les râleurs, les bigots, les harengères, les salauds, vous leur taillez de beaux costumes à coups de rimes railleuses et de jurons savoureux que vous prononcez en salivant et rougissant tel un garçonnet se délectant d'un bonbon interdit, puis vous leur tapez sur le ventre, prêt à leur payer un coup.
Le bon Dieu, vous ne le ménagez pas non plus, ni la Camarde dont vous parlez comme d'une personne, mais à votre façon de les évoquer si souvent, de leur faire des clins d'oeil sans oser les tutoyer, je vous retrouve une fois de plus comme un enfant, téméraire et timide à la fois, un enfant fier et entêté lorsqu'il craint, pudique et gauche lorsqu'il aime.
Avec les femmes vous ne prenez pas de gants, et c'est très bien. On vous reproche parfois cela, on vous traite de misogyne, non, vous rudoyez simplement les femmes de même que les bonshommes, d'égal à égal, tous dans le même panier de crabes, les cons et les salopes, les putains et les pendards, les commères, les voyous, et tous autant qu'ils sont, ils sont aussi pour vous, les mêmes, des petites fleurs et des copains au bois de votre cœur, des filles de joie que vous défendez poings serrés, des braves Margot des campagnes dont vous tombez fou amoureux, des auvergnats, hôtes et hôtesses aux larges tables, aux foyers miteux, frères et sœurs de misère et d'hospitalité que vous chérissez, des Hélène, Marinette, Pénélope, des Jeanne, des pauvre Martin avec à la lèvre un doux chant, simplement des humains, ni pitoyables ni grandioses mais fragiles et vaillants quand même, et c'est pour eux, pour nous tous, que vous chantez, en frère, vous, notre semblable, avec vos failles et votre courage, avec toute la tendresse du monde vous nous chantez cette vie simple et grande, rude et belle, cette vie des petites gens et du grand ciel bleu, cette vie où se succèdent des amourettes et des enterrements, cette vie où les petits détails du quotidien priment sur les grandes idées, cette vie que vous avez traversée et il m'est bon de le savoir, de vous imaginer, enfant courant sur le vieux port, adolescent viré du lycée mais prenant goût à la poésie grâce au prof de français, jeune homme bécotant une amoureuse sur un banc public ou sous un coin de parapluie, puis aimant cette femme de trente ans votre aînée, la Jeanne, dont « l'auberge est ouverte aux gens sans feu ni lieu, on pourrait l'appeler l'auberge de Bon Dieu », qui vous héberge avec son compagnon ivrogne dans ce taudis qui est aussi un paradis où courent des chats errants, des chiens cagneux, des canards, une tortue, et de pauvres bougres avec qui il faut partager la maigre pitance, les chaises qu'il faut parfois brûler pour avoir chaud, les repas dont le couple se prive pour payer l'édition de votre premier livre à quelques dizaines d'exemplaires, un jour le succès, le succès qui ne vous change pas, vous demeurez le même jusqu'au bout, l'amant, l'enfant, le bon copain, celui qui travaille d'abord ses mélodies sur un affreux petit orgue dont il sait à peine jouer et s'écrie vers l'ami bassiste : « Putain, c'est bon ça, non ? », celui qui ne cesse de craindre la scène et transpire en public comme s'il allait se liquéfier, celui qui court sur la plage en maillot remonté jusqu'au nombril, poursuivant des gosses de l'eau plein la bouche, celui qui baisse les paupières en chantant au vieux Léon que pour son enterrement « les copains suivaient l'sapin le cœur serré, en rigolant, pour faire semblant de n'pas pleurer », celui qui, interviewé avec Brel et Ferré, répond des choses sobres et évasives quand les deux autres ont des certitudes et de grandes idées arrêtées.
Je ne veux pas avoir de certitudes, cher Georges, je ne veux pas refaire le monde avec de grandes idées. J'aime la vie telle qu'elle est, dure et belle, blessée et si douce, ses joies et ses tracas de chaque jour. Vous voyez, la petite maison où veille votre photo, elle est toute de guingois, pleine de fissures, à peine plus confortable que l'impasse Florimont, oui, mais elle est pleine de poésie et de souvenirs, elle était à un ami que la Camarde est venu emmener, et par les carreaux fêlés, on voit la lune et les étoiles, et les fleurs de printemps. J'aime y mettre vos disques, entendre votre voix parmi celles des oiseaux, parfois les enfants sont là et ils esquissent une danse, une autre fois les copains montent, on rit, on pleure, on fait bouillir de grosses marmites de spaghetti, on ouvre une boîte de sardines, je crois qu'alors on est heureux. Vraiment. Vous savez, je suis malade - électrosensibilité, ils appellent ça, une maladie des temps modernes-, et chaque jour la tête me tourne, j'ai mal, je titube, mes oreilles sifflent, il faudrait en vouloir au monde il paraît, alors je râle un peu, je m'insurge, et puis je hausse les épaules, le monde, je ne le hais pas, j'aimerais seulement pouvoir faire quelque chose pour qu'il aille un peu mieux, en attendant, la vie est belle, je tiens debout, j'ai un amoureux, trois enfants, des amis, un toit, et tout autour il y a le ciel, les forêts, les rivières -même que, quand vous chantez, vous portez jusqu'ici, dans le Berry, l'air de la mer, le bleu du ciel de Sète et le bruit des vagues.
Vous êtes mort un mois après ma naissance, nous n'aurons respiré le même air sur cette Terre que pendant un petit mois, pourtant cela ne veut rien dire tant vous êtes présent à mon cœur.
Je vais vous avouer quelque chose. Je risque de rougir, car, timide, je le suis autant que vous.
J'aurais aimé être votre petite sœur. On aurait été à la chasse aux papillons. J'aurais piqué des pâquerettes dans votre moustache, on aurait juré après les braves gens qui me critiquent souvent moi aussi et puis on aurait ri, ça ne fait rien, ils ne sont pas méchants, juste un peu cons, on aurait chanté à l'unisson "Qu'elle est belle, la liberté !", on se serait servi un verre ou deux, ou trois, vous auriez fumé la pipe et moi des cigarettes, et les copains auraient frappé à la porte, votre Püppchen et mon Gilles, mes lutins Emma, Clément, Roman, et toute la famille, l'Ami Jean-Claude, puis Hervé et Mumu, Georges et la chatte Loula, Bruno et le chien Toto, Angela et Willem, la Jeanne et Marcel, Pascal, Titi, Jean-Mi, Marie la douce, la belle Constance, Margoton la bergère, Christophe, Jimmy et Jeannette, Brice et Benoit, Dame Guenièvre, Goffredo le troubadour et Patrizia qui chante haut la Vie, Guilam à sa guitare et le vieux Léon à l'accordéon, Janice au violoncelle et Yvon au clavecin, Marylène la romantique, Dany le pirate, le grand Pierre appuyé à l'épaule de Josépha, même Charles-Henri qui est un peu curé -sourires...
Pourquoi vous me regardez comme ça ? Vous êtes d'accord ?
Chiche. On se serrera !"
Héloïse le 2 avril 2017 ( je n'ai pas trouvé la photo qui est dans mon salon, j'en mets donc une autre pour illustrer ce texte.)